Deux jours avaient passés depuis que Griselda avait décrété que Myosotis était sa meilleure amie pour la vie, et depuis, elle ne l'avait plus quittée. Au grand dam de l'étudiante aux cheveux verts, qui devait la supporter depuis tout ce temps. Mais pour Gri, c'était le paradis : elle passait toutes ses soirées à rigoler avec les Gammas, elle se nourrissait exclusivement de gâteaux, Lethifold était devenu très câlin, et il lui semblait avoir croisé au resto u une citrouille qui ressemblait vaguement au Maître.

Bref : même si les chansons lui manquaient, la vie était belle.

Pour le moment, l'Irlandaise, assise sur une chaise haute dans la cuisine des Gammas, mangeait de la pâte à cookie crue avec ses doigts, directement dans un moule.

-Griselda ! Écoute un peu ! J'ai pas que ça à faire moi !

Gri sursauta en entendant la voix courroucée :

-Hein, quoi ?

Elle leva les yeux et tomba nez à nez avec Myosotis .
Cette dernière, ses longs cheveux verts coiffés en queue de cheval, un petit tablier noué autour des courbes gracieuses de ses hanches, la fixait avec lassitude.

-Ça fait une heure que je parle dans le vide ! Allez, écoute-moi ! Si tu apprends à faire toute seule un space cupcake, t'auras plus besoin de moi !

Gri se redressa :

-Oui oui oui ! Je veux apprendre apprendre apprendre ! Imagine la surprise de Lethifold quand il verra ce que je suis capable de cuisiner !

Myosotis leva la main, en signe d'autorité :

-Et une fois que t'auras appris tu me laisseras tranquille !

-Oui oui oui ! acquiesça Griselda.

-Tu me harcèleras plus pour que je te cuisine des gâteaux !

-Oui oui oui !

-Tu arrêteras de dormir au pied de mon lit, et de me suivre en cours !

-Ah ça rien n'est moins sûr, Chlorofille, je suis ta meilleure amie après tout !

Myo passa ses mains sur son visage, puis prit une longue inspiration :

-Bon... on réglera ça plus tard. Écoute bien ; pour la génoise il nous faut quatre œufs de vivets, de la farine, beaucoup de sucre, et évidemment, de l'Herbe Magique de l'Oncle Bob. Et pour le glaçage du sucre glace, du lait de vachedelune et une goutte de miel de grinchebourdon, pas plus sinon bonjour la dépression. (Elle accompagna ses paroles de coups de baguette, qui faisaient voler les ingrédients devant elle. ) Des questions ?

Griselda leva la main :

-C'est quoi une génoise ? Et c'est quoi un glaçage ?

Tout le poids du monde sembla tomber sur les frêles épaules de la Gamma.

-Une génoise, c'est la pâte avec laquelle on fait les gâ...

-On peut aller jouer dehors ? la coupa Griselda en bâillant.

Myo ouvrit des yeux ronds.

-Tu te moques de moi ?!

Myosotis était à bout. Ses yeux étaient injectés de sang, et elle avait une forte envie de s'arracher les cheveux.

Et pourtant, ça allait mieux dans sa vie : les gens oubliaient peu à peu qu'elle les avait enfermé dans le stade, ses amis se comportaient avec elle comme si rien ne s'était jamais passé, et les cours de Sciences Occultezs de Mama Ogg, qu'elle adorait, avaient enfin repris....

... mais hélas, cela faisait aussi deux jours que Griselda la suivait partout. Vraiment partout. Et ne lui laissait aucun répit.

D'abord, lundi, elle l'avait suivie en cours, où ses camarades de classe, qui en voulaient déjà à Myo pour sa prestation vaudou exceptionnelle de dimanche, n'avait que modérément apprécié la présence de l'irlandaise cinglée, qui n'avait cessé de poser des questions plus stupides les unes que les autres.

Puis elle l'avait suivie chez les Gammas, en soirée, où elle avait hurlé, fumé les réserves de la fraternité à elle toute seule, et jeté son Lethifold sur chacun et chacune en beuglant des insanités pro-Irlande particulièrement racistes envers les anglais...

Finalement, elle l'avait suivie dans sa chambre, où, ivre et défoncée, elle avait décidé de ranger toutes les plantes de Myo par taille sans la consulter, s'était moquée des photos du doyen que l'étudiante chlorophylle avait disposé partout sur les murs, puis avait fini par s'endormir au pied du lit, en ronflant bruyamment.

Et mardi, la journée s'était déroulée à l'identique, à ceci près que Griselda avait été plus hystérique, et Myo plus agacée encore.

Et après un harcèlement insupportable, Myosotis avait enfin cédé et accepté de montrer à la POP comment faire de la pâtisserie.

Mais l'idée n'était pas très concluante, comme le prouvait les muffins ganja-myrtille carbonisés, les soufflés à la weed et au chocolat affaissés, et la flaque grumeleuse censée être des cookies raisins herbe magique, que l'apprenti pâtissière à la santé mentale douteuse avait produit jusque là.

Et alors que la Gamma avait pris sur elle pour lui expliquer sa recette personnelle de cupcake, Griselda bâillait et ne daignait même pas l'écouter !

Myo tapa un poing sur la table, levant une fumée de farine :

-Tu te moques de moi ?! Tu veux dire que j'ai fait tout ça pour rien ?!

-Ahahah, oui, complètement ! se moqua Gri en tendant un doigt vers elle.

-Mais...

-Je suis complètement nulle en cuisine ! Rigola l'Irlandaise. Nulle nulle nulle ! Il faut dire que c'est loin d'être aussi drôle qu'une éviscération sanguinolente ou une vivisection...

Myo préféra s'asseoir, soudain très lasse.

-Et dis-moi... tu ne veux pas rentrer chez toi, ou dans ta fraternité ? gémit-elle, les mains entre la tête.

-Non merci !

-'videmment, marmonna l'étudiante en vaudou.

Une sonnerie s'éleva soudain, et Myo prit son miroirophone en mains. Elle leva un sourcil :

-Mais qui peut bien m'appeler à cette heure-ci ?

Elle décrocha, jeta un œil au reflet dans la glace... et glapit de terreur :

-AAAAAH !

-Merci pour l'accueil, Myosotis, pesta une voix sifflante, en français.

La personne qui venait de parler était une femme aux yeux félins, en amande, qui dégageait un petit je ne sais quoi de cruel et dérangeant. Elle avait une épaisse chevelure rousse, et ses minces lèvres s'étiraient en un petit sourire mesquin.

Myo blémit :

-Ma... ma... maman ?!

-J'ai reçu une lettre très intéressante de la sous-université dans laquelle tu traînes. Une invitation à donner de l'argent et à venir visiter le taudis où tu vis, comme si l'un ou l'autre pouvait m’intéresser.. Pathétique et de mauvais goût. Évidemment, je ne comptais pas venir.

L'étudiante aux cheveux verts parut un peu rassurée :

-Ou... oui, j'ai... je... je t'ai d'ailleurs envoyé un hibou à ce propos, et...

-Oui. Justement, siffla la mère de Myosotis, d'un ton glacial qui fit frissonner la Gamma. Je l'ai avec moi. « Maman, comment ça va, blablabla, la fac organise une journée de charité et tu es bien évidemment invitée à dormir chez moi. Je sais que tu es très occupée, et je n'ai pas beaucoup de place, alors je comprendrais que tu ne puisses pas te déplacer jusqu'à Londres, sache que ce n'est pas grave, blablabla ».

Myosotis eut des sueurs froides en entendant la façon sèche que sa mère avait eue de lire sa lettre... mais elle se força tout de même à sourire. Ce qui ressembla plus à une grimace crispée qu'autre chose.

-Oui...? Tu en dis quoi.... ? fit-elle d'une voix rendue horriblement aiguë par le stress.

-Je voulais simplement savoir : qu'est-ce que tu me caches ? persifla la mère courroucée.

-Mais... rien ! Je...

-Tu me prends pour une idiote ? Pourquoi tu ne veux pas que je vienne ? C'est forcément parce que tu me caches quelque chose, et je dois savoir quoi. Ça ne t'a pas suffi de jeter de la boue sur une lignée entière de fiers botanistes ?

-Ce n'est pas parce que vous parlez dans une langue étrangère que je ne comprends pas, lança Griselda dans un français impeccable. Occupe-toi de moi, Chlorofille, je m'ennuie !

Myo fusilla l'Irlandaise du regard :

-Pas le moment, Gri ! chuchota-t-elle.

Elle se focalisa à nouveau sur le miroir :

-Maman, je te jure, je ne te cache rien ! Je me suis juste dit que... que... que ça ne t’intéresserait pas ! cria-t-elle finalement, soulagée d'avoir trouvé une fin crédible à sa phrase.

-Ma pauvre Myosotis, est-ce que tu es encore sous l'influence d'herbes illégales ? Seigneur, tu tiens ça de ton incapable de père. J'aurais du savoir que la copulation avec une créature à moitié dryade ne m'apporterait rien de bon.

Myo grimaça. Elle tenta de convaincre une dernière fois sa mère :

-N... non, je ne suis pas... je suis sobre, je te jure ! C'est juste que... c'est un long voyage, et... tu arrêtes pas de dire que tu n'aimes pas la WoW, et...

-Ta lettre m'a fait me raviser. Je viendrais te rendre visite dans ton université de seconde zone, quoique tu dises. Même si j'aurais préféré que tu choisisses la Botanique dans une université parisienne plus prestigieuse, comme la Sorcièrebonne, ou l'EMA. Après tout, tu es ma fille... même si je te considère comme une amère et profonde déception. A samedi.

Myo serra les poings et posa son miroir sur la table avec rage.

-Merci de me donner de nouvelles raisons d'aller voir un psychémage, m'man, ironisa-t-elle, entre ses dents.

-Tu as besoin d'un psychémage parce que tu es une faible, fit la voix de sa mère.

-Argh !

Toute rouge, Myo saisit son miroir et l'éteignit fébrilement.

-J'croyais qu'elle avait raccroché ! gémit-elle. Elle va me le faire payer...

Elle leva les yeux et croisa le regard moqueur de Griselda :

-Ahah, qu'est-ce que c'était drôle !

-Je vois pas ce qui a de drôle, pesta l'étudiante à la chevelure brocoli, encore tremblante de stress. Ma mère est un monstre ! Elle vient dormir chez moi, et mon appart est minable et minuscule, j'y vais même plus, ça fait une semaine que je vis directement dans le Grand Potiron ! Oh, je sens qu'elle va pas aimer l'ambiance de la fraternité...

Elle soupira, désespérée. Juste quand les choses avaient l'air de s'arranger un peu, il fallait toujours qu'un petit détail vienne vous pourrir la vie.

-Mon papounet vient aussi samedi, j'en fais pas tout un plat, décréta Griselda, en se curant l'oreille avec son petit doigt.

Myo ne répondit rien, et fixait devant elle, mélancolique. L'Irlandaise leva les yeux au ciel. Bon, si Chlorofille déprimait, c'était désormais à elle, sa toute nouvelle meilleure amie à la vie (et surtout à la mort, ahah), de lui remonter le moral ! Et elle savait comment s'y prendre, elle était étudiante en Arts de la Pyché, après tout.

Elle pinça le bras de la grande asperge verte histoire de la faire réagir, et lui fit son plus beau sourire, soit une grimace figée vaguement simiesque.

-Allez, c'est pas grave ! Fais risette à Grigri !

Mais Myo ne bougea même pas. Elle semblait en proie à des pensées noires.

Griselda grimaça. Peut-être qu'elle devrait l'emmener chez son autre meilleur ami, le fameux psychémage Sigmeund Froud ? Quoique... nooooon. Sigmeund Froud était son psychémage à elle, et elle n'avait pas envie de le partager avec qui que ce soit. Ou alors, il faudrait qu'elle devienne violente. Mais discrètement violente. Une soupe au rutabaveux et à l'arsenic devrait suffire...

Un long soupir de Myo la fit sortir de ses pensées.
Gri tenta le tout pour le tout, et sortit la première question que lui avait sorti Froud, et ce à toutes leurs séances :

-Comment ça va ?

-Mmh...grogna l'étudiante à la chevelure irradiante.

-C'est à cause de ta mère ?

-Mmh mmh...

- Moi j'aimerai bien que ma mère vienne, mais elle peut pas.

Cela sembla faire sortir la Verte de sa léthargie :

-Oh, ta mère peut pas venir ? fit-elle, l'air désolée.

-C'est ça.

-Elle est occupée ?

-Elle est enfermée.

Myo ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes :

-En prison ?!

-Ahah non, qu'est-ce que tu vas penser ! pouffa Griselda, moqueuse. Elle est enfermée depuis plus de quinze ans dans un asile d'aliénés !

Une expression d'horreur se dessina sur le visage de Myo, mais la garçonne ne le remarqua même pas. Elle farfouilla dans son sac, à ses pieds, et en sortit son torchon adoré.

-Et j'ai envoyé une lettre aux parents de Lethifold, clama-t-elle sur le ton de la conversation.

-Aux... parents de Lethifold ? répéta son interlocutrice, incrédule.

-Bah oui ! Monsieur et Madame Lethifold ! expliqua la folle, comme si c'était évident.

-Monsieur et Madame Lethifold ?!

-Je leur ai envoyé un hibou très rapide ! poursuivit Gri comme si de rien était.

Un long silence suivit. Griselda fixa son amie sans cligner, attendant une probable réponse.

-C'est... bien ? tenta Myo, qui ne savait toujours pas comment réagir face aux délires de l'Irlandaise.

-Mais ils ont toujours pas répondu. Je ne sais pas s'ils vont venir du coup. Ce n'est pas très poli ! Tu ne trouves pas ?

-Euh.. Je ne sais pas... avoua la Gamma, et elle avait l'air sincère.

Elle jeta un coup d’œil circonspect au « lethifold » crade et malodorant que Gri était en train de caresser. Sans aucune raison, cette dernière sauta sur ses pieds et clama :

-Bon, on va grailler un bout !

-Hein ?

L'Irlandaise se mit à sauter sur place, la face rougeaude, les poings serrés, tel un enfant en train de faire un caprice :

-Allez allez allez on va au resto u au resto u resto uuuu !

Myo fronça les sourcils :

-Tu veux aller au restaurant universitaire après tous les gâteaux que tu t'es enfilé ?

-Oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui ! Mon Lethifold m'a dit que mon grand poilu m'attendait là-bas !

La jeune femme aux cheveux verts soupira :

-Ton Lethifold t'a dit que...

Elle secoua la tête, et préféra abandonner.

-Le prends pas mal, mais... tu devrais laisser Titus tranquille. En plus j'ai l'impression qu'il est pas trop dans son assiette en ce moment.

-Ahah c'est ça que j'aime chez toi, ma meilleure amie adorée : tu es si drôle !

D'autorité, l'Irlandaise tira le bras de la grande Gamma pour la faire se lever, et la força à la suivre en dehors de la cuisine.



:arrow: direction : le resto u, place MMM !