Il était minuit passé. Le 'Tic-toc" régulier d'une antique horloge hongroise célébrant l'avènement de l'empereur Franz emplissait une pièce baignée dans le silence le plus total. Eclairés par une vieille lampe à huile, les murs, aux tapisseries ocre rayées de brun, étaient couverts de diplômes prestigieux issus des plus grandes écoles de psychémagie. Au centre trônaient un imposant bureau en acajou et un canapé de vieux cuir marron, sur lequel Malicia était assise, visiblement pas très à l'aise.

-Hum… fit-elle en se raclant la gorge.

L’homme en face d’elle se gratta la barbe, la fixant avec intensité derrière les épais verres de ses lunettes en argent.

Malicia considéra les quelques photos qui étaient éparpillées sur le bureau en face d’elle. C’était une collection de photos de jeunesse de l’Impératrice Sissi, magnifiquement conservées. La jeune fille baissa les yeux, et regarda avec surprise les pantoufles roses et froufroutantes que le psychémage tentait de cacher sous un peignoir peu viril.

-Donc, liebe fraulein, fit l’homme dont la voix fit sursauter sa patiente. Fous fouliez me voir de toute dringlichkeit ?

-Drinkli… quoi ? fit Malicia d’une toute petite voix.

-Ze vois…

Le Docteur Sigmeund Froud hocha la tête et lança un coup d’œil entendu à une étrange créature canine, petite, rondouillette et pleine de plis qui griffonna avec beaucoup de sérieux quelque chose sur un calepin.
Malicia sursauta

-Mais… vous notez quoi là ? Je n’ai encore rien dit !

Le Docteur haussa un sourcil :

-Fraiment ?

-Et pourquoi vous me regardez comme ça ? Je ne suis pas folle, vous savez ! Je n’ai aucun problème !

-Fraiment ?

-Fraim… Vraiment ! glapit Malicia.

-Alors comment expliquez-vous fôtre présence izi ?

Malicia rougit : en une journée, elle avait, il fallait bien le dire, fait beaucoup de folies. Mais suivre le conseil de Lustucru et partir en pleine nuit raconter ses malheurs à un parfait inconnu en robe de chambre à froufrous fuschia devait bien être la pire.

Elle tenta de se donner une contenance et se redressa sur le canapé.

-Et gomment expliquez fous zezi ?

Le psychiatre tendit un miroir à la jeune fille qui sursauta : dans ses cheveux dorés, de nombreuses mèches noires semblaient avoir poussé.

-Fous savez ce que z’est ? Schmerz Verzweiflungstraurigkeit !

-Schmerzver… ?

Malicia grimaça : elle ne comprenait rien de ce que l’homme venait de dire mais ça ne lui disait rien de bon.

-Schmerz Verzweiflungstraurigkeit ! répéta le psychémage avec grandiloquence en agitant ses bras dans tous les sens. La Maladie de la Fleur Fanée !

-Je… je suis une fleur fanée ? fit Mali d’une toute petite voix, les larmes aux yeux.

-Yah ! cria Froud en criant de plus belle. Continuez comme za, et il n’y aura plus nichts à tirer de fous ! N.I.C.H.T.S !

La créature poussa ce qui semblait être un aboiement, mais qui ressemblait fort à un « Nichts ».

-Mais… mais qu’est ce que je peux faire ? fit la jeune fille.

Le Docteur braqua sur son visage une éblouissante lampe à incandescence.

-PARLEZ ! SCHNELL ! SCHNELL !

N’y tenant plus, la pauvre Malicia se mit à pleurer toutes les larmes de son corps en hurlant un flot de paroles incompréhensibles et lacunaires, sous le regard intrigué du psychémage. La créature sauta dans les bras de Malicia qui la serra de toutes ses forces.

-Ze vois…

Finalement, Froud secoua la tête :

-Ne fous en faites pas, liebe frauleïn… Fous avez frappé à la bonne porte. Nous afons les moyens de fous faire parler.

Il fit signe à Malicia de s’allonger sur le divan et cette dernière s’exécuta tout en continuant de pleurer.

-Bian. Fous savez ce que z’est ? demanda-t-il en tapotant le canapé.

-Naaan ! hoqueta Malicia.

Froud sourit :

-Zezi, frauleïn, est un Canapé Chanzonnier. Une œuvre de mein invention. Maintenant, vermez les yeux. Ecoutez les battements de l’horloge, et tentez de vous détendre. Za va fous mettre du baume au cœur !

Le psychémage ne put s’empêcher de pousser un petit rire.

Mali ferma les yeux et attendit quelques secondes, secoués par quelques hoquets de tristesse. Le canapé était plus moelleux qu’elle le pensait, et elle avait l’impression de s’enfoncer dans un duveteux nuage de coton.
Finalement, elle remarqua que le tic-toc de l’horloge, qui l’embêtait une seconde plus tôt, avait disparu. Elle ouvrit les yeux et remarqua qu’elle n’était plus dans le cabinet du psychémage, mais qu’elle était allongée sur un divan de velours rouge, dans une belle robe de satin noir vintage. Devant elle, une scène très illuminée lui cachait un public impatient de l’entendre.

Une musique rétro entraînante s’éleva de nulle part et Mali se mit à chanter :



Je suis venue aujourd’hui pour un petit rendez-vous
Docteur, je suis inquiète le monde est devenu fou
J’ai cherché dans ma tête ce que j’avais pu bien faire
Mais il m’ignore, ça me dévore, Docteur, ça me désespère

J’envoie un hibou, attends jusqu'à bout…
Ma voix s’enroue, je ne dors plus depuis le mois d’Août

(La créature : Babadoubidibidabidabadou !)

Docteur, dites-moi tout, qu’a-t-elle fait à mon Dragochou ?
Il faut bien que j’l’avoue,
Je ne peux pas vivre sans lui, c’est tout
Docteur, dites-moi tout, qu’a-t-elle fait à mon Dragochou ?
Il faut bien que j’l’avoue,
Pour qu’il revienne, je donnerai tout !

J’ai attendu des journées devant son grand manoir,
Mais mes espoirs et mes efforts ont viré au cauchemar.
On m’a dit de m’en aller, j’ai bien failli pleurer,
Mais comment puis-je accepter de n’être plus que du passé ?

Les genoux dans la boue, comme un sans l’sou,
Je ne tiens plus d’bout, je ne sais quoi faire, je suis à bout…

(La créature : Babadoubidibidabidabadou !)

Docteur, dites-moi tout, qu’a-t-elle fait à mon Dragochou ?
Il faut bien que j’l’avoue,
Je ne peux pas vivre sans lui, c’est tout
Docteur, dites-moi tout, qu’a-t-elle fait à mon Dragochou ?
Il faut bien que j’l’avoue,
Pour qu’il revienne, je donnerai tout !

Faites vite quelquechose, je suis en ruine,
J’suis pas une superhéroïne,
J’peux plus retenir mes sanglots,
Qu’ai-je donc fait à mon Drago ?

J’envoie un hibou, attends jusqu’au bout,
Je ne tiens plus d’bout, oh, quel cauchemaaar !

Docteur, dites-moi tout, qu’a-t-elle fait à mon Dragochou ?
Il faut bien que j’l’avoue,
Je ne peux pas vivre sans lui, c’est tout
Docteur, dites-moi tout, qu’a-t-elle fait à mon Dragochou ?
Il faut bien que j’l’avoue,
Pour qu’il revienne, je donnerai tout !

Mali ouvrit les yeux. Elle se sentait étrangement mieux, comme si chanter l’avait débarrassée d’un lourd fardeau.

-Tout est gut, fraulein ?

Malicia sourit faiblement :

-Oui, merci Docteur.

Lucrécya était assise dans la salle d'attente du docteur Sigmeund Froud, déserte à cette heure tardive.

Elle connaissait bien cet endroit : l'année dernière, elle avait assidûment fréquenté le cabinet de l'éminent psychémage, soi-disant parce qu'elle avait des… comment il disait déjà ? "des persönlichkeitsstörungen, des droubles de la bersönalité, fous refoulez fos zentiments et les tranzférer en fiolence, ya ! Mais che fais fous zauver petite fraü !"

Lulu soupira.

Froud était doué. Très doué, même. Mais elle avait sciemment raté les dernières séances, parce que ça l'agaçait de plus en plus que le psychémage farfouille dans son cerveau.
En fait, elle n'aurait jamais cru revenir ici un jour. Et surtout pas pour Mali !

La jeune fille haussa les épaules, et baissa les yeux vers la pile de magazine, sur la table basse devant elle. Il n'y avait que des vieux exemplaires du Sorcière Hebdo, quelques magazines en allemand, et même une Gazette du Sorcier datant de 1927. Mais elle s'ennuyait tant en attendant qu'elle prit quand même un fascicule au hasard, et le feuilleta.

-Élisabeth Amélie Eugénie de Wittelsbach, dite Sissi comme elle signait parfois, naît le dimanche 24 décembre 1837 à 22h43 précisément dans le palais de la Ludwigstrasse à Munich, résidence hivernale de ses parents. Le nourrisson a déjà une dent (tout comme Napoléon Ier, qui éleva la Bavière au rang de royaume en 1806 et donna pour épouse à son fils adoptif la princesse Augusta de Bavière, qui est la tante de Sissi ). Sissi est le quatrième enfant et la deuxième fille du duc Maximilien en Bavière et de la duchesse Ludovica de Bavière, qui est la benjamine des filles du roi Maximilien Ier Joseph de Bavière et de sa seconde épouse née Caroline de Bade, lut-elle à mi-voix.

Elle fronça les sourcils :

-Mais qu'est-ce que c'est que cette horreur ?!

Elle jeta le magazine par terre, et se mit à gigoter sur son siège inconfortable.
Mais bien vite, son ennui la rattrapa, aussi, elle se leva et entreprit de détailler les cadres aux murs de la salle d'attente.

Soudain, elle sursauta : une fille percluse de tics, moulée dans une camisole blanche, aux cheveux châtains emmêlés, la fixait de ses yeux exorbités en grognant et montrant des dents.

-Crénom d'un balai ! Griselda O'Neil !

Lucrécya prit en main sa baguette, mais réalisa au même moment qu'il ne s'agissait pas de son ancienne camarade de chambre à Poudlard, qui lui avait pourri la vie l'an dernier. C'était en fait une grande affiche, sous laquelle une plaque dorée clamait en grandes lettres : PATIENT DU MOIS.

Mais Lulu n'eut pas le temps de réagir : la porte du bureau du psychémage venait de s'ouvrir, et une voix suraigüe qu'elle connaissait très bien s'élevait :

-Merci docteur, je me sens déjà mieux !

-Nein, ze n'est bas fini, foyons ! Nous defons continuer à analyser vos pensées et ressentiments !

Malicia, l'air un peu troublée, s'approcha prestement de son amie.

-Alors ? demanda cette dernière.

-Tu ne mentais pas : il a des méthodes… peu orthodoxes… murmura la jeune métisse.

-Mais ça va mieux ?

-Etrangement, oui.

Le psychémage, qui avait suivi Mali, stoppa devant les deux amies. Il lissa sa barbiche blanche, remit ses lunettes rondes et hocha la tête :

-Lucrézia ! Fous z'etes enfin refenu finir fotre kleine lebenspsychoanalyse !

-Ah non pas du tout, j'accompagne juste Mali pour…

-Bian, bian ! Za falait le coup de se faire réfeiller en plain milieu de la nuit ! Deux noufeaux sujets d'étude en une soirée ! Za me change de Griselda O'Neil et de sa skizophrénie lethifoldienne !

-Mais non, je…

Le docteur agrippa l'avant-bras de la jeune fille. Il la tira vers son bureau, sous l'œil éberlué de Malicia, qui, dans le doute, les suivit.

-Mais doc, insista Lulu, je vais très bien ! Je n'ai pas besoin de…

-Mais zi, la coupa Froud en la traînant vers le divan, fous n'allez pas bien du tout, che le zens.

-Je suis complètement saine d'esprit !

-Ya, tout à fait ! Personne n'est auzzi fou qu'une perzonne complètement zaine d'esprit ! Et puis il faut tester le pluz possible mon psycho prototype !

Le poil de la jeune fille se hérissa :

-Ah nan, pas encore ! Pas le Canapé Chansonnier !

-Zi !

Il poussa Lucrécya sur le canapé, et le babilleux bafouilleur du docteur, cette horrible petite créature fripée, lui sauta sur les genoux en jappant.

-Oh, non !

Et pourtant si : Lulu fut prise malgré elle dans un tourbillon de strass et de paillettes.
Le décor autour d'elle s'évanouit, et avant même qu'elle n'ait le temps de le réaliser, elle se retrouva sur une scène étrange, sous un spot de lumière éclairé. Elle ne portait plus ses vêtements habituels, mais une belle robe blanche dont le jupon avait tendance à se soulever un peu trop. Elle fit quelque pas en avant, et réalisa que ses épaisses bottes rangers avaient été remplacée par des escarpins à talon aiguille.
Quelques notes s'élevèrent, et Lucrécya entonna d'une voix suave :



Lucrécya ferma les yeux avec ferveur, sous les applaudissements d'un public fictif.
Lorsqu'elle les rouvrit, elle était à nouveau allongée sur le divan moelleux du docteur Froud. Elle soupira d'aise : elle se sentait un peu apaisée d'avoir mis des mots sur un malaise qui grandissait en elle depuis quelques temps.

-Bian… Oui… Je fois… fit la voix du psychémage, la ramenant à la réalité.

Lulu se releva, et tomba nez à nez avec Malicia, qui la regardait avec des yeux tristes.

-Oh Lustucru, pourquoi tu m'en as pas parlé ?

Le docteur Froud, lui, avait l'air on ne peut plus enthousiaste :

-Fous zêtes toutes les deux FOLLES ! SIE SIND VERRÜCKT ! cria-t-il, bienheureux, en les pointant du doigt.

- Verrückt ! confirma le babilleux bafouilleur, en sautant sur le bureau de son maître.

-Alors il faudra de longues années de zéances de lebenspsychoanalyse, ce zera douloureux, ce zera pénible… Mais ne dézespérez pas !

Il agita sa baguette, et les deux filles s'assirent malgré elles sur le Canapé Chansonnier, tandis qu'une musique entraînante s'élevait à nouveau, sous le regard fervent du babilleux qui tapait le rythme avec sa petite patte.

Les rues du quartier de WhiteChapel étaient désertes à cette heure avancée de la nuit. L'Université n'était plus bien loin, et Malicia et Lucrécya avançaient lentement, leurs talons battant les pavés embrumés.

- Quelle chance nous avons d'être en vie... Le monde peut être si joli ! chantonna Malicia, brisant le silence environnant.

Elle se retourna vers son amie et lui sourit :

- Ca reste en tête non, Lulu ?

-Groumpf.

Malicia grimaça : si le Canapé l'avait un peu soulagée, ça ne semblait pas être tout à fait le cas pour Lucrécya que la séance avait visiblement mise de mauvaise humeur : l'étudiante shootait de temps à autre dans des cailloux, l'air morose.

Malicia fouilla dans ses poches :

- Attends, il doit me rester des Crapauds-Choco. Ca va te faire du bien... T'en veux un ?

-Groumpf.

Mali tendit une confiserie à son amie qui s'en saisit et mordit férocément dedans, décapitant le crapaud.

Elles se remirent à marcher, Lulu traînant les talons. Elle finirent par arriver devant le portail de l'université.

- Tu sais Lustucru, je te dois des excuses... commença Malicia.

Elle pencha la tête, pleine de honte :

- Avec mes petits problèmes stupides, je n'ai pas pris assez de temps pour toi! Tu avais des soucis bien pires que les miens et je... je...

Malicia stoppa et sa voix partit dans les aigus:

-J'ai été une meilleure amie abominable! Je te demande pardon!

Elle se retourna et sursauta :

La ruelle derrière elle était déserte.

-Lustucru ? bredouilla Malicia, inquiète.


Lucrécya  :arrow: direction: hors du campus, lieu inconnu

Malicia  :arrow: direction : les bâtiments de cours